Article / 5 min. de lecture - mise en ligne le 27/06/2023
Entreprise : « Permettre à tous de cohabiter est d’abord de permettre à chacun d’habiter tout court »
Baby boomers, génération X, génération Y et génération z... Quatre générations, se côtoient sur le marché du travail. Un vrai défi pour les entreprises. Comment assurer une cohésion d’ensemble ? Éléments de réponse.
Alors que les seniors (50 à 64 ans) représentent 42,5% de la population active en France (12,8 millions de personnes), l’allongement de la durée des carrières, dû à la réforme des retraites et l’évolution des modes de travail font de leur maintien dans l‘emploi et de leurs conditions de travail un enjeu majeur, dont les entreprises vont devoir se saisir si elles souhaitent conserver, dans l’emploi et en bonne santé, leurs salariés plus âgés. Une question se pose : Comment faire cohabiter plusieurs générations en entreprise ? Comment faire cohabiter les générations dans les espaces de travail ? Entretien avec Joël Larousse, Responsable du Département « Expérience utilisateurs » de la Direction de l’Environnement de Travail chez SNCF et ex vice-président de l’IDET.
Comment faire cohabiter plusieurs générations en entreprise ?
Il n’y a pas de recette. Comme pour la sécurité ou la RSE, le nombre de processus, de dispositifs physiques et organisationnels touchés par la question des classes d’âges est bien trop élevé pour se résoudre par une liste d’améliorations. C’est donc en agissant sur la culture qu’on trouvera une mobilisation systématique, efficace à chaque fois que le sujet se posera. Et, en effet, cohabiter en entreprise c’est partager une culture : il faut donc mobiliser les composantes de cette culture pour cohabiter vraiment d’une part (les régimes de présence plus ou moins passive se multiplient), et bien cohabiter, dans l’orientation désirée, d’autre part. Les entreprises sont toutes différentes, par leur activité, leur territoire, leur histoire, leur gouvernance...Ces déterminants prescrivent pour chaque entreprise les rapports sociaux qui s'appliquent aux relations entre classes d’âge. La première règle est de les repérer, de les connaître et de les comprendre, ce qui résulte d’un travail d’enquête sur le terrain. Vouloir s’en dispenser, penser génération X, Y ou Z, c’est substituer un objet générique, qui ne fait identité pour personne, à une réalité relationnelle vécue en situation de travail, ce qui conduit à désapproprier les acteurs de leur capacité à agir sur leur réalité, les empêcher de développer leurs propres stratégies adaptatives, d’y inviter les autres acteurs, et condamne à la racine les possibilités d’une cohabitation effective, active dans le travail réel et donc productive de solutions.
Sur le point spécifique de l’impact de l’âge, la difficulté est qu’il affecte chacun de façon très largement différenciée. Les histoires professionnelles, physiques, psychologiques, extra-professionnelles, l’évolution du métier, déroulées tout au long de la vie, se combinent pour déterminer une variété infinie de situations individuelles. La prise en compte de l’âge dans une visée de cohabitation s’aborde donc moins par des réponses spécifiques à des situations catégorielles que par une posture universelle (donc culturelle et outillée comme telle) face à des situations personnelles.
La seconde règle pour permettre à tous de cohabiter est d’abord de permettre à chacun d’habiter tout court. Habiter l’espace de travail, c’est aménager, de façon évolutive, individuellement et collectivement, l’espace (et certainement pas se limiter à consommer un produit fini), se l’approprier dans la situation de travail. De la même façon que c’est la vie de famille qui modifie et fait évoluer le domicile, et identifie collectivement la place de chacun, c’est la vie du collectif de travail qui donne une place à chacun au travail dans ses espaces.
C’est notamment la dimension déontique des espaces de travail qui rend la cohabitation active : l’environnement pourra être mobilisé dans la relation de travail s’il résulte d’un accord entre les acteurs, donc s’il y a compétence (de savoir et de statut) des acteurs à passer un accord sur le sujet. La constitution/réalité de cet accord est déterminante dans l’engagement et l’effectivité de la cohabitation.
Les environnements prêts-à-vivre, comme on a pu parler de prêt-à-porter, sont de ce point de vue stériles (et par conséquent à risque sur le sujet des classes d’âge) ; les environnements hybrides emploient des outils de travail à distance infiniment moins adaptables que ceux du travail en présence. Leurs impacts sur la cohabitation sont dès lors à surveiller.
Quels sont les enjeux de cette cohabitation ? (QVT, RPS, pénibilité, isolement…) ?
Une société qui exclue, déclasse, pénalise structurellement certains de ses membres rappelle à tous que l’environnement social est précaire. Elle bipolarise l’investissement du collaborateur dans l’entreprise sur cette précarité et ce qui s’y oppose. Le lien social s’y concentre sur la compétition. La cohésion de chaque groupe s’effectue contre les autres. Au lieu d’apporter le cadre de sécurité psychologique général qui permet un investissement sain au travail, il constitue les conditions d’une aliénation qui détermine d’une part des dommages physiques et psychologiques (RPS, mais aussi atteintes physiques aggravées ou rendues plus fréquentes par la perte de vigilance, la compréhension insuffisante des contextes, l’inaptitude partielle, la fatigue…), et d’autre part empêche de les éviter par une perte d’accès au collectif. Or ces dommages s’aggravent de façon dynamique quand on parle des impacts de l’âge : par exemple, sans l’accès au collectif pour obtenir un évitement de pénibilité, un apprentissage, un donnant-donnant (expérience contre actualité), les difficultés à voir, entendre, porter, s’additionnent aux difficultés d’adoption des outils numériques de communication, qui amplifient le déficit relationnel, qui limite à sont tour les ressources palliatives à la pénibilité, etc. La réponse est donc systémique : la prévention et la correction passent par une mobilisation commune de tous les acteurs sur la prise en compte des impacts de l’âge et ce dès le début de la vie professionnelle.
Quel rôle joue la filière de l’environnement de travail sur cette thématique ?
L'environnement de travail est d’un usage concret et quotidien. Il intervient aussi bien sur les conditions physiques que sur le design de services ou les compétences d’aménagement. Parce qu’il est un service, il est par excellence le lieu d’une relation, donc un levier pour le vivre-ensemble et ses valeurs. Parce qu’il est transversal à l’ensemble de l’entreprise, et distribué dans une logique de pertinence locale, voire micro-locale, cette relation s’adresse intimement à tous. A cet égard, il est un agent direct, accessible, concret, de l’universalité dans l’entreprise et un volet décisif de l’offre sociale de l’entreprise sur les enjeux de cohabitation, notamment entre les classes d’âge, où la dimension individuelle et relationnelle est décisive.
Comment mesurer l’engagement de l’entreprise dans la bonne collaboration entre générations, autour de la tenue du poste ?
Par une double mesure, d’une part de la distribution de l’adhésion à l’entreprise par classe d’âge, permettant de constater qu’il n’y a pas de laissés-pour-compte, d’autre part par la mesure du coût et l’analyse des mesures de réduction de la pénibilité. Une adhésion régulièrement répartie pour un coût d’adaptation élevé laisse présumer qu’on a davantage acheté des compensations que créé une culture de la cohabitation. La correction est une dépense. Un coût moins élevé, pour la même configuration de travail et la même adhésion, laisse penser qu’au lieu d’acheter une lampe spécifique pour Untel, on a réparti l’occupation des postes en fonction des limites de la vision de chacun, ou que l’usage d’un exosquelette dès le début de la vie active a conduit à éviter une incapacité discriminante 30 ans plus tard. La prévention, et la compétence dans la cohabitation, sont des investissements. C’est parce qu’on a préparé l’avenir dès le début, qu’on évite d’avoir à réparer au présent les conséquences physiques, relationnelles, du passé. S’assurer que cette culture est vivante dans l’entreprise - et un point d’attachement bien identifié par toutes les classes d’âges -, c’est mesurer un résultat hautement productif, un actif.