Article / 5 min. de lecture - mise en ligne le 20/06/2023
Inclusion : « Quand on parle de la Tech on ne parle pas seulement des futurs métiers du numérique, mais plus largement du futur de l’emploi »
Alors que 81 % des actifs français ont une opinion positive des startups, le secteur Tech reproduit pourtant les inégalités. Diversidays en a fait son champ de bataille et s'engage au quotidien pour un écosystème Tech plus inclusif. Interview.
Fin 2022, Diversidays, association nationale d’égalité des chances qui prône le numérique comme accélérateur de diversité, annonçait l'attribution par Google Org (branche philanthropique de Google) d'une bourse d'un million d’euros pour soutenir le Leadership Program, lancé en 2017. Diversidays déploie aussi 2 autres programmes, à destination des demandeurs d’emploi et des entreprises de la tech, pour ouvrir les portes de ce secteur à des talents qui y sont encore sous-représentés (en raison de leur genre, de leur âge, de leur origine sociale, géographie, de leur handicap ou encore de leur orientation sexuelle). L'occasion de revenir sur le parcours d'Anthony Babkine, co-fondateur de l’association, et sur les enjeux de l'inclusion dans le secteur de la tech.
Diversidays a marqué un tournant dans votre carrière. Quel est votre parcours ?
J'ai grandi à Evry-Courcouronnes, l'une des villes de banlieue les plus jeunes de France avec une grande diversité sociale et culturelle. Mais paradoxalement, on n'a pas fait de cette diversité une richesse, au sens économique du terme. En échec scolaire, sur le papier je n'étais pas promis à un avenir ambitieux. Mais j'ai eu la chance d'avoir « 3 bonnes fées ».: ma mère qui a pris des congés, des professeurs qui ont fait des « kilomètres supplémentaires » et le soutien scolaire qui m'a permis de suivre des cours particuliers. Bien sûr il y a une part de volonté. Mais ça ne suffit pas. Dès lors que toutes les planètes ne sont pas alignées, on tombe vite dans une forme de déterminisme. Par le biais de mes études j’ai atterri très tôt dans le monde de la communication et du digital. J'ai eu la chance d'arriver au bon moment. Celui où les boîtes se questionnaient sur leur présence numérique. J’ai baigné là-dedans une dizaine d’années et j’y ai expérimenté ce qu’était le quotidien d’un transclasse. Et puis, il y 6 ans, j'ai co-fondé Diversidays, avec Mounira Hamdi.
Pourquoi Diversidays ?
Avec Diversidays d'une certaine manière j'aide le moi de l'époque. En France on associe souvent la réussite et l'échec à la scolarité. Je me bats contre ça. Même si la France se décomplexe doucement (on parle davantage de TDH, HPI, trouble autistique...), notre condition à réussir dans le système scolaire telle qu’il est établi n’est pas égalitaire. De supers profils et de superbes idées restent inexploités, voire gâchés. Il y a 6 ans j’ai bifurqué. Je ne me reconnaissais plus dans ce quotidien où toute la diversité culturelle et sociale dont je suis issu était absente. Plutôt que de me plaindre j’ai tout quitté et je suis repartie d’une page blanche. Avec Mounira on avait commencé à créer un évènement « Diversidays » pour valoriser des entrepreneurs de la scène tech et à impact. Et puis, d'étape en étape, on a consolidé l’association, trouvé des partenaires, salarié des gens, levé des fonds, interpellé les politiques… Notre ambition est de réussir à faire société, à vivre ensemble, malgré nos singularités. Essayer aussi de réconcilier des territoires qui ne se parlent plus. Un vaste projet qu'une vie ne suffira pas à résoudre.
Concrètement quels sont les champs d'intervention de Diversiday ?
Diversidays fait du numérique un tremplin pour les entrepreneurs à impact et demandeurs d’emploi en quête de reconversion ! Notre mission : faciliter massivement les reconversions professionnelles des talents sous-représentés ou discriminés dans le secteur de la Tech ou les métiers du numérique; accompagner et accélérer les porteurs de projets à impact, originaires des quartiers et zones rurales, en situation de handicap et bien d’autres et accélérer les politiques de diversité et d’inclusion des entreprises de la Tech. Notre rôle : faire en sorte que les gens s'émancipent sans qu'ils soient caricaturés. On travaille systématiquement la confiance par exemple. À ce jour nous avons accompagné plus de 10 000 personnes.
Comment expliquer une telle prise de risque. Tout quitter pour repartir à zéro ?
Pour la première édition, nous avions sélectionné sept talents. Tous avaient quelque chose de profondément humain. Je me suis reconnu un peu en chacun d'entre eux. Ça m'a renversé. Même si je gagnais un salaire à 6 chiffres, j'ai pris conscience que j’évoluais dans un microcosme fermé, avec des discriminations ordinaires, de l’exclusion, de l’entre-soi (cooptation)... Une forme de violence que j’avais intériorisée. Le 1er évènement Diversidays a été un déclic. Je me suis dit : « c’est avec eux que je veux travailler ». Quant au fait de repartir de zéro ça n’est pas ma conception. Je repartais de pas grand-chose mais pas de zéro. J’avais envie de tester et au pire je pourrais toujours revenir au point initial. Ma force et ma légitimité aujourd’hui c’est de pouvoir dire à ceux que j’accompagne que je suis passé par là où ils passent et qu’ils ont leur place.
Pourquoi avoir choisi la tech comme levier d'inclusion ou d'ascenseur social ? Est-ce qu'il y a quelque chose de particulier dans ce secteur ?
Au-delà du fait que je sois issu de ce secteur, lorsqu'on a voulu agir avec Mounira, on s'est rendu compte de l'enjeu monumental pour faire en sorte que les métiers de la Tech soient inclusifs. Quand on parle de la Tech on ne parle pas seulement des futurs métiers de la tech, mais plus largement du futur de l’emploi. C’est le deuxième secteur qui recrute le plus en France et d'ici 2030, ce sera le premier. Les plus belles aventures entrepreneuriales des dix dernières années émanent de la French Tech. Il est donc nécessaire de rendre accessibles, désirables et inclusifs ces métiers. Faute de quoi le futur de l'emploi tech sera réservé à une élite académique ou financière. C’est un futur inquiétant. Surtout quand on a conscience des biais qui peuvent naître du développement des algorithmes par exemple.
Il est donc urgent de changer les représentations ?
Complément. Il y a des biais très forts dans le recrutement. Nous avons réalisé une étude avec PWC qui montrait que 39 % des personnes qui avaient tenté de rentrer dans le monde de la tech avaient vécu une discrimination. Les trois premiers facteurs discriminatoires : l'âge, le niveau de diplôme et les origines sociales ou ethniques. On constate donc un recrutement très normatif, pour ne pas dire presque excluant. Ça interroge énormément. Pour atteindre le plein-emploi il va falloir changer les manières de recruter. Récemment Jérémie Boroy, président du CNCHP (Conseil National Consultatif des Personnes Handicapées) a dit « Faire sans nous, c’est faire contre nous ». Cette phrase illustre les enjeux de l'inclusion. On ne peut pas décider d'exclure des parties de la société. Elles doivent être représentées au sein même des entreprises.
Les entreprises parlent de plus en plus de RSE. Vraie évolution où « RSE washing » ?
Il y a une lame de fond intéressante. La RSE à la papa tend à disparaître pour être réinventée à l'aune de la consommation responsable, du client engagé, du collaborateur qui veut que son quotidien ait un impact, du sens… Le tout boosté par des grands évènements tels que la crise covid, le mouvement Black Live Matter, Me too… L'entreprise est un réceptacle. Ces mouvements les obligent à s’interroger et à se positionner au risque d'être boycottées ou de ne pas attirer les talents. Il y a un changement de logiciel et certains enjeux deviennent centraux : environnement, diversité et inclusion... Mais on en est encore qu’au début (on le voit avec des entreprises comme Shein). La plupart des entreprises en sont davantage au stade du questionnement que de la transformation. C’est à cette transformation que nous voulons contribuer, avec tous ces talents.
Une association comme la vôtre ne se substitue pas à ce qui devrait normalement relever des services publics ?
Nous sommes une association loi 1901, reconnue d’intérêt général. Je crois profondément en l'Etat, mais il ne peut pas tout. Bien que 80 % de nos financements soient privés (branche philanthropique de Google, Agefiph) nous sommes une prolongation de l'action publique. Un tiers de confiance sur lequel l’Etat doit s’appuyer mais à qui il doit aussi donner les moyens de faire les « kilomètres » que le service public ne peut pas faire. À ce titre, notre troisième grand mécène est l'état.